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Roger Malina – Contextualisation de l’art en apesanteur – 2003

Astronome, Président Leonardo/Olats

Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt Outsiders, Paris, 2003

Il existe un certain nombre de contextes dans lesquels l’apesanteur peut être replacée et discutée. Nous pouvons tenter, à un extrême, de retenir l’argument de sa continuité avec les explorations humaines et culturelles qui l’ont précédée ou bien, à l’autre extrême, mettre l’accent sur la discontinuité et sur la nature potentiellement révolutionnaire de ces oeuvres. Ce n’est qu’à partir du moment où le corpus d’œuvres réalisées en micro-gravité augmente qu’un cadre théorique peut être dégagé et élaboré.

La facilité porte d’emblée à relier l’art en microgravité à un certain nombre de mouvements ou tendances artistiques issus non seulement de la théorie et de la pratique artistiques des cent cinquante dernières années mais également des travaux de quelques figures “marginales’ du monde artistique, dont les oeuvres n’ont jamais été reconnues comme capitales dans l’histoire de l’art moderne.

On peut aussi penser que l’art en apesanteur revient à une appropriation culturelle des espaces publics et privés pour créer un art spécifique à un site. Chaque lieu est ainsi investi de sens qui sont un approfondissement de ceux qui lui sont normalement associés ou une alternative à ceux-ci. Dans ce cas, les artistes doivent tenter de comprendre les spécificités de l’espace, tant physiques qu’idéologiques, et les utiliser pour créer un “art actuel” qui n’aurait pu voir le jour dans un autre espace ou en un autre temps. Ces recherches explorent les continuités de l’espace avec les espaces déjà investis de sens culturel et les discontinuités qui rendent possibles des expériences inédites.

Au plan idéologique, il est frappant de voir que l’accès des artistes aux espaces en apesanteur est allé en s’accélérant avec la fin de la guerre froide et la recherche de nouvelles justifications économiques et politiques aux activités spatiales. En effet, dans la suite de cette évolution du raisonnement politique et économique, des liens se sont renoués entre les activités spatiales et diverses utopies telles que le cosmisme ou ‘l’option spatiale’. Ces arguments culturels étaient déjà ceux qui avaient présidé à une réflexion bien plus ancienne sur l’espace, que l’on trouve dans la littérature de science fiction et l’expression artistique antérieure à l’avènement de l’ère spatiale avec le Spoutnik, le vol de Gagarine et les premiers pas d’Armstrong sur la Lune. Mais entre-temps, la guerre froide a relégué cet argument à l’arrière plan, dans un contexte dominé par la course aux armements et la concurrence économique et politique, ceci jusqu’à l’orée de la décennie précédente. Inversement, à mesure que le soutien politique aux activités spatiales a marqué le pas, le cadre culturel utopique est revenu sur le devant de la scène. Il est donc peu probable qu’une présence humaine dans l’espace puisse se pérenniser durablement sans un enracinement beaucoup plus profond dans l’imaginaire culturel. [1]

L’art en apesanteur s’inscrit également et naturellement dans le contexte de l’histoire des avant-gardes artistiques et de l’exploration de la nouveauté scientifique ou sociale. Nous pouvons déceler ici des parentés naturelles avec la façon dont les artistes ont systématiquement acculturé d’autres technologies pour faire entrer celles-ci dans le vocabulaire artistique (la photographie, la radio, l’ordinateur, le web) mais également avec l’exploration artistique d’expériences humaines sensorielles et conscientes, inédites ou extrêmes (drogues hallucinogènes, méditation, milieux extrêmes). La microgravité se range dès lors dans la diversité des expériences humaines, capables de susciter un sens spécifique ou amplifié.

Dans certaines oeuvres de la littérature utopique, la présence humaine dans l’espace est vue comme un prolongement des migrations humaines qui se sont succédées depuis origines de l’homme à partir du continent africain. Dans l’argumentation de ‘l’option spatiale’, cette migration est présentée comme répondant non seulement à une propension innée de l’homme à l’exploration mais également à la nécessité d’apporter des solutions économiques et sociales capables d’assurer un développement durable sur terre autant qu’un lieu pour une croissance future et la survie sur une échelle de temps plus longue que celle qu’offre la terre en tant qu’habitat.

Cette optique contextuelle de la migration humaine minimise cependant la très réelle discontinuité existant au plan de la nature de l’environnement physique. La migration humaine vers d’autres continents terrestres a certes exigé une adaptation (architecture, vêtements, régime alimentaire) à des climats et à des conditions de vie sensiblement différents de ceux où l’animal humain a commencé à évoluer. Toutefois, même dans les milieux les plus extrêmes comme l’Antarctique ou les régions situées en haute altitude, cette adaptation a pu s’opérer en recourant à des techniques et des méthodes qui n’ont ni modifié radicalement le métabolisme ou le développement ni fait évoluer le génome humain dans des proportions importantes. Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux qui sont partis d’Afrique à l’origine de notre histoire.

En revanche, l’espace extérieur à la planète ne saurait être considéré comme un milieu qui prolonge, dans une continuité, les environnements existants, fussent-ils extrêmes, qui existent sur la terre. Les conditions de l’apesanteur, la déconnexion avec les cycles diurnes, le vide et les radiations sont incompatibles avec la vie humaine si ce n’est par le truchement de dispositifs complexes tels que l’exosquelette et avec des changements consécutifs profonds du métabolisme humain et du développement anatomique. Sur le long terme, il semble illusoire d’imaginer une existence humaine pérenne dans des milieux extraterrestres sans envisager une évolution du génome humain lui-même.

A notre connaissance, une vingtaine d’artistes a déjà créé aujourd’hui des œuvres en apesanteur. Ces artistes ont passé tout au plus quelques heures à eux tous à faire ces expériences. Cette situation est comparable à celle qu’ont connue les artistes utilisant l’informatique dans les années soixante. Depuis cette époque, les artistes du numérique ont acculturé l’ordinateur pour en faire un outil puissant et polyvalent et un support d’expression humaine. Il se peut que d’ici cinquante ans, les artistes de la microgravité parviennent à leur tour à ce stade. Mais cette conquête n’aura lieu que si la présence humaine dans l’espace progresse rapidement au prix d’un soutien politique et économique constant qui est inexistant aujourd’hui. Si la nature discontinue de l’apesanteur finit par prévaloir, la culture de la microgravité sera dans mille ans un avatar marginal de l’histoire des arts de l’information [2], et connaîtra le même destin mineur que les “instituts d’art du linoléum’ du dix-neuvième siècle, que l’histoire de l’art et des techniques ne mentionne plus aujourd’hui qu’en note de bas de page.

Depuis les années soixante, le réseau Leonardo et les publications et ateliers qui lui sont associés [3] ont offert un forum au débat sur l’art spatial, où celui-ci a pu être présenté et défendu comme faisant partie à part entière de la culture du futur. Dans le cadre du Consortium MIR, Leonardo cherche à aider à ouvrir l’espace à l’expérimentation artistique, et à contribuer ainsi à reconnecter les activités spatiales à l’imaginaire culturel ; je reste convaincu que, sans cette reconnexion fondamentale, l’ère spatiale touchera à sa fin avant la fin de notre vie et nos institutions politiques ‘brûleront les navires de l’espace’ tout comme autrefois un empereur chinois brûla sa flotte mettant ainsi définitivement fin à la navigation chinoise sur les mers du globe. Rien n’est inévitable dès lors qu’il s’agit de l’avenir, et les artistes de la gravité zéro nous aident à leur façon à imaginer d’autres futurs.

Notes et références

[1] – Depuis la fin des années quatre-vingts, l’Académie Internationale d’Astronautique (https://iaaspace.org/) a organisé, au travers de sa Commission Activités Spatiales et Société, et auparavant dans le cadre de son Comité Art et Littérature, des manifestations où les justifications des artistes et leur implication dans l’espace pouvaient être défendues.

[2] – S. Wilson, MIT Press, Cambridge, Mass, 2002. Wilson développe longuement l’éventail des nouvelles techniques et des environnements scientifiques que les artistes ont explorés et investis.

[3] – La revue Leonardo a publié plus de cinquante articles écrits par des artistes de l’espace (se reporter à la bibliographie sur l’art spatial et accéder aux publications de Leonardo à l’adresse électronique http://www.leonardo.info et, dans le cadre des Ateliers des Arts et de l’Espace de Leonardo/Olats https://www.olats.org, Leonardo a offert un forum où les artistes, les scientifiques et les ingénieurs de l’espace ont pu se rencontrer et instaurer des collaborations.

 

© Roger Malina & Leonardo/Olats, Octobre 2003, republié 2023