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Mikhail Ryklin – Le cosmisme russo-soviétique en gravité zéro – 2003

Historien et philosophe

Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l’art spatial. Art et Gravité Zéro : l’expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt Outsiders, Paris, 2003

Je ne suis pas le seul, je pense, a être taraudé par l’énigmatique question suivante : pourquoi tant de penseurs, d’écrivains et de scientifiques russes ont-ils jugé nécessaire pour le bien de l’humanité toute entière de peupler le vaste espace céleste, le Cosmos, l’Univers ? Et qu’est-ce qui a fait croire si fermement à ces habitants du plus grand empire terrestre que la planète et ses ressources ne suffiront plus, un jour plus ou moins prochain, à satisfaire les besoins de l’espèce humaine ?

Même à présent, nous n’avons aucune réponse définitive à apporter à ces lancinantes questions.

Mais une chose reste sûre cependant : derrière l’éclatante manifestation de la cosmonautique du monde russo-soviétique réside sa propre idéologie romantique, collectiviste dont la principale thèse proclame que la terre n’est pas l’endroit propice à l’espèce humaine pour achever son évolution. Toujours selon celle-ci, les hommes doivent fuir la planète le plus vite possible pour ouvrir de nouvelles perspectives dans le vaste espace cosmique. Cette conviction fut partagée par des philosophes religieux autant que par des scientifiques tels que K. Tsiolkovsky, le père fondateur de la recherche spatiale russe. Celui-ci voyait en effet dans le cosmos un lieu où tous les problèmes terrestres seraient résolus de facto ; une fois que nous l’aurions conquis, et que les rythmes de l’évolution humaine et cosmique viendraient à coïncider, toute trace de misère humaine devait disparaître du même coup avec l’avènement d’un nouvel âge d’or. “L’univers dans son ensemble, —écrit-il, — est soit fou soit triste. Alors qu’il génère au contraire par lui-même joie et perfection … C’est sur terre seulement, parmi les animaux inférieurs et même les humains, qu’il n’y a pas assez de force pour lui …Pour résumer, l’univers vivant est auto-suffisant et raisonnable”.

L’Union Soviétique a hérité de l’époque pré-révolutionnaire d’une myriade d’idées dont certaines sont identiques et d’autres analogues à celles-ci, qu’elle a essayé obstinément de mettre en pratique au cours des décennies 1950-80. Il lui revient notamment d’avoir lancé, dès octobre 1997, le premier spoutnik dans l’espace. On lui doit, de ce fait, d’avoir propulsé la recherche spatiale dans une nouvelle ère avant de parvenir en moins de quatre ans à lancer le premier vol habité par l’homme dans l’espace. Et Youri Gagarine devint la première superstar soviétique des années 60.

Des centaines, littéralement, de monuments, mosaïques et statues ont été érigés en l’honneur de ce vol et de ceux qui devaient suivre. Un nouveau culte venait de voir le jour, le seul compatible avec celui voué à Lénine.

Dans les années 1990, après la chute de l’URSS, de nombreux lieux, parmi ceux que les soviétiques avaient consacrés à la conquête du cosmos, ont été transformés en centres commerciaux, en zones d’activités commerciales, etc. Le nouvel âge de la consommation commençait en démantelant la majorité des monuments qui avaient été l’œuvre de l’ère précédente.

Au mois d’octobre 2001, grâce à l’agence Arts Catalyst, j’ai eu l’occasion de participer à un vol en apesanteur. J’ai passé cinq minutes environ en apesanteur et 10 minutes en double gravité. Cette expérience m’a fortement marqué et j’ai essayé deux fois depuis de la décrire oralement et dans des écrits.

Pendant ces vols, on sent avec acuité la relativité de son corps. Vous voliez dans l’air à l’instant et vous voilà maintenant plaqué sur les matelas où vous sentez votre poids augmenter inexorablement. Même après un éphémère séjour dans les états alternatifs de l’apesanteur et de la double gravité, la relation que l’on a avec son propre corps et avec ses possibilités terrestres est modifiée pour un certain temps. J’ai également remarqué que le temps s’écoulait beaucoup plus vite que d’habitude. Cette expérience aide peut être à développer des composantes non verbales, intuitives, de notre conscience.

Mais une chose m’est apparue clairement à la faveur de cette expérience. Aussi intéressante et stimulante soit-elle, ses vertus ressemblent bien peu à celles que lui attribuaient ou en espéraient les tenants du cosmisme russe, qu’ils aient vécu aux temps des tsars ou des soviets. Elle crée en effet autant de problèmes qu’elle en résout. En un mot, elle n’a strictement rien à voir avec les traits dont la tradition utopique russe l’a parée.

Cet effet de désublimation s’est avéré être important dans mon œuvre écrite.

© Mikhail Ryklin & Leonardo/Olats, Octobre 2003, republié 2023