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Flow Motion (Anna Piva & Edward George) – Flow Motion : Là-bas – 2003

Artistes

Première publication colloque Visibilité – Lisibilité de l'art spatial. Art et Gravité
Zéro : l'expérience des vols paraboliques, en collaboration avec le festival @rt
Outsiders, Paris, 2003

L’origine autobiographique de notre intérêt pour le cosmos remonte au début de la conquête de l’espace, pendant la Guerre Froide, dans les années 1960 et aux premiers pas de l’homme sur la lune. Elle vient aussi de la musique noire traditionnelle et de son exploration de l’espace par le son, ainsi que des écrits scientifiques et métaphysiques sur la nature de notre univers.

Cet intérêt pour le cosmos s’est manifesté de diverses manières et a donné lieu à de multiples permutations liées à l’évolution de notre art (Flow Motion) et de notre musique (Hallucinator). Nous tissons ensemble différentes significations de la notion d’Espace, oscillant entre l’espace sonique et l’espace cosmique jusqu’à parfois effacer la frontière entre les deux.

Space is the Place (1999), notre première installation, à ce jour encore inachevée, est un triptyque dont le thème principal est celui des usages que nous faisons de notre système solaire à l’époque du capitalisme tardif. Le titre de cette installation vient d’un morceau de Sun Ra. Mais elle inverse le sens que Sun Ra donne à l’espace pour devenir l’endroit, ou la métaphore, de l’immensité du potentiel humain et de l’étendue du désir terrestre de liberté. Nous nous sommes intéressés au cosmos en tant qu’espace de contestation politique de l’esprit militaire comme de l’esprit d’entreprise.

Les parties 1 et 2 du triptyque traitent de l’utilisation de l’atmosphère terrestre comme décharge pour les débris de l’exploration spatiale. Elles s’intéressent aux tentatives de la fin du 20e siècle d’acheter et de coloniser des parties de notre système solaire.

La troisième partie de l’installation traite de la preuve récente de l’existence d’eau souterraine et d’une vie possible sous la croûte glaciaire du satellite de Jupiter Europe, que l’astronome et philosophe Galilée fut le premier à observer. Galilée nous a intéressé en tant que figure ambiguë de l’orthodoxie scientifique, aussi l’avons-nous évoqué pour rappeler une conception hérétique de la contre-culture du cosmos. Nous voulions aussi suggérer un espace où le questionnement scientifique et la réflexion métaphysique pourraient exister en harmonie – le cosmos comme miroir du potentiel humain et de l’imaginaire poétique.

The Dub Museum (Autriche, 1999) aborde la question de l’espace d’un point de vue musical et historique. Le contexte historique est double : c’est l’époque où la CIA soutenait l’agitation politique très violente qui caractérisait la vie quotidienne en Jamaïque dans les années 1970, mais c’est aussi le moment où émerge la culture du rastafarisme, lieu de contestation pacifique de cette guerre de destruction réciproque.

Le Dub avait pour vocation la sculpture de nouveaux espaces à partir de structures musicales empruntées à des chansons. The Dub Museum a été créé à la mémoire de King Tubby, un électricien qui fut un des premiers à refonder l’espace sonore de la musique dub. Mais plutôt que de recourir aux sons et aux rythmes typiques du dub, la musique choisie pour The Dub Museum se sert de sons parasites et de signaux radio, qui sont ensuite retravaillés. Avec The Dub Museum, nous avions envie d’évoquer le sens de la pureté de l’espace qu’utilise le dub à travers les sons du cosmos lui-même : un moyen d’acheminer un univers sonore vers un autre.

L’espace cosmique combiné à l’espace d’une culture contestataire forment le socle de Dissolve (Londres, 2001). Nous avons pour cette œuvre utilisé les dernières scènes explosives du film d’Antonioni Zabriskie Point pour évoquer une sorte d’élégie à la destruction de la contre-culture par le gouvernement américain dans les années 1960.

D’un point de vue formel, nous étions intéressés par ce que cette partie du film pouvait apporter à la pratique artistique contemporaine du numérique (tout en reconnaissant l’incursion d’Antonioni dans ce domaine). Une des choses qui nous a attirée dans Zabriskie Point est le désir que le héros manifeste de se faire exploser et de faire sauter jusqu’aux cieux (et au-delà) le rêve suffocant que représente la culture d’entreprise. Ce désir est symbolisé dans le film par l’explosion dans l’espace d’un cortège infini d’objets de consommation issus du capitalisme. Cette explosion transforme ces objets flottants en phénomènes purement esthétiques – formes et couleurs en état d’apesanteur, inutiles, mutants : un exemple d’espace purement filmique réduisant à néant l’espace du grand capitalisme.

Ce thème du capitalisme dans l’espace structure la première séquence de Dissolve, où les images numérisées du paysage désolé de Mars, aussi sinistre que le décor de la Vallée de la Mort dans Zabriskie Point, apportent un réel contrepoint à l’hommage qu’Antonioni rend à la contre-culture. Mars apparaît comme le futur port d’attache du capitalisme et le lieu possible d’une expansion territoriale.

Kosmos in Blue (2000) marque un retour à Sun Ra et la poursuite de nos recherches sur la transformation de l’espace cosmique en espace sonique. Proposé pour l’atelier Gravité Zéro d’Arts Catalysts au Centre d’entraînement des cosmonautes à la Cité des Etoiles de Moscou, Kosmos in Blue avait pour objectif de mettre en scène en gravité zéro une sculpture sonore utilisant la musique de Sun Ra comme point de départ, une performance en live avec le matériel d’Hallucinator, mêlant les sons de la radioastronomie aux remix de morceaux de Sun Ra, ainsi qu’un CD de cet enregistrement auquel s’ajoutaient des sons enregistrés pendant notre séjour à la Cité des Etoiles.

Avec Kosmos in Blue, nous nous sommes moins intéressés aux grands sujets politiques qui caractérisaient Space is the Place, Dub Museum et Dissolve, qu’à des problèmes liés aux troubles de la subjectivité, à la solitude et à la liberté, à la mélancolie, et à la musique. Si Galilée, King Tubby et Antonioni formaient le groupe assez improbable de la première série, à présent le personnage principal était Sun Ra.

Sun Ra est sans doute, dans la musique américaine du 20e siècle, le partisan le plus ardent d’une musique terrienne en partance vers les astres. Sa vision héliocentrique s’enracine dans la conviction qu’il n’appartient pas à la terre d’ici-bas, et le sentiment nostalgique et romantique, mais très réel, d’avoir été déplacé, d’où l’impression d’une profonde et intense solitude.

La musique de Ra a toujours semblé rechercher ou s’adresser à de possibles compagnons de route : cosmonautes ou terriens mécontents, profondément gênés par le manque d’espace – physique, politique, existentiel, spirituel. C’est à la lumière des suggestions en faveur d’un art du son proposées par le jazz, l’avant-garde européenne et le lo-fi électronique de Ra, que nous avons proposé une autre sorte de musique cosmique, prenant nos distances avec certaines des composantes affectives de la musique et de la pensée de Ra.

Nous nous sommes intéressés aux idées de Sentics, une musique d’inspiration technologique à base de percussions, développée par Manfred Clynes, le fondateur de la cybernétique. Conçu pour adoucir l’effet de dislocation physique causé par des vols dans l’espace de plus en plus longs sur le système nerveux des astronautes, Sentics est une construction scientifique sur le thème de l’aliénation qui caractérise aussi l’œuvre de Sun Ra. Cette musique qui trouve son sujet dans l’espace, exprime un sentiment de non-appartenance à la terre, même si elle est élaborée sur terre, avec des astronautes qui produisent leur propre musique cosmique et dont on n’a jamais vraiment mesuré la solitude et le malaise.

Dans notre dernière installation in progress, Sound of Science (2002-2003), notre intérêt pour l’espace sonique et cosmique a pris un nouveau tournant. La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui à dire qu’au moins 98 % de notre univers est fait d’une substance invisible et d’une matière noire. Et la physique contemporaine nous dit qu’au fondement de toute matière, il n’y a rien d’autre que des cordes en vibration, métaphore d’un univers musical qui nous renvoie pour ainsi dire aux origines de la science, à Pythagore et aux sciences hermétiques sacrées de l’ancienne Egypte.

L’univers dans lequel nous vivons, notre planète incluse, produit des tonalités et des variations de hauteur sonore très proche par leur structure de la musique humaine. Il s’agit peut-être de la plus immédiate de toutes les formes de musique cosmique, et c’est elle qui constitue la base de Sounds of Science. Elle était déjà à l’origine de la performance en live de notre œuvre enregistrée (sous le label d’Hallucinator) et constitue un élément essentiel des pistes sonores de Messenger (2001) utilisées pour la chorégraphie du Japonais Saburo Tashigawara Absolute Zero. Elle a aussi servi aux remix de Sun Ra (Mayan Temple Dust) et a été jouée dans la salle de spectacle Youri Gagarine à la Cité des Etoiles (2001).

Les titres de nos morceaux soulignent également que le cosmos est perçu comme un espace métaphysique et précurseur en voie de développement et de figuration ; il oscille entre une vision du cosmos comme ouverture sur le sacré et le transcendant, et comme objet de spéculation scientifique.

Red Angel, Black Angel, Moonshot, Rocket – il en va des titres des morceaux comme des oeuvres d’art : une volonté d’effacer et de détruire les oppositions thématiques afin de produire de nouvelles formes. Une idée du cosmos comme espace d’associations inédites et de prolifération de nouvelles relations hybrides : l’Egyptologie et la philosophie naturelle de Sun Ra trouvent un compagnon dans l’immortalisme béatifique de Nikolai Fedorov, le fondateur du Cosmisme, une tradition russe du 19e siècle de spéculation textuelle sur la place et le rôle de l’humanité dans l’univers, dans le sillage duquel nous sommes entraînés depuis plus longtemps qu’on ne pensait. La représentation de l’espace filmique comme espace de l’après événement, de l’événement après l’action, trouve une lueur de reconnaissance dans la notion d’enregistrement telle qu’elle est conçue par le Dub, à savoir comme l’espace d’un événement dé-figuré qui doit encore advenir, et dont la musique enregistrée devient le pré-événément, la préhistoire du mix dub. L’intérêt du capitalisme pour une mission spatiale territoriale et totalisante évolue d’une exploration cynique et expansionniste des débouchés économiques à une série d’explorations artistiques de la substance de l’univers lui-même. L’importance grandissante de l’invisible et de l’audible dans l’astronomie, qui prend le pas sur la notion plus ancienne d’un univers comme entité observable et silencieuse, suggère de nouvelles manières d’expérimenter l’univers, qui est l’endroit d’où nous venons et l’endroit où nous sommes.

© Flow Motion (Anna Piva & Edward George) & Leonardo/Olats, Octobre 2003 / republié 2023