
Imaginary Futures@Global Periphery, 2022, image Quentin Chevrier
À la périphérie du monde
Sommaire :
Centre et périphérie
À la surface d’une sphère il n’y a ni centre ni périphérie. Tout point y est le centre de son monde et la périphérie de tous les autres. La Terre n’est sans doute pas une sphère parfaite mais elle reste une sphère où les notions de Proche et de Lointain aujourd’hui s’effondrent et se recomposent. Nous sommes tous à la périphérie les uns des autres. C’est ce qu’entendait explorer le colloque « Global Periphery », et en son sein la performance Imaginary Futures, au regard de l’art et de la culture en lien avec l’espace extra-terrestre.
De plus en plus de pays et de cultures ont une présence dans l’espace extra terrestre —Etats-Unis, Russie, Europe, Inde, Japon, Chine ; d’autres entrent sur cette scène depuis l’Afrique, l’Océanie, l’Amérique du Sud, quand ils n’y sont pas déjà. En effet de nombreux pays de ces continents abritent une partie importante de l’infrastructure terrestre des activités spatiales, des téléscopes aux stations de suivi et de réception pour les lancements et pour les satellites.
Les récits et les histoires, le vocabulaire et les représentations du milieu spatial tendent à ignorer la diversité, refusant souvent de reconnaître la domination de certains au détriment des autres. Il sont repris et répétés à l’envie, comme si cela allait de soi :
° En 2022, le Congrès international d’astronautique qui se tenait à Paris avait pour titre « Space for All » (l’espace pour tous), une des expressions préférées de cette communauté professionnelle. Mais qui est ce « tous », exactement ? Qui a « accès » et à quoi ?
Qu’est-ce qu’une « nation spatiale » ?
° Entre les fabuleuses images du Télescope Spatial James Webb et celles terribles des incendies, des inondations et des guerres transmises par satellite, l’espace fait partie de nos vies quotidiennes. Qui est derrière ce « nos », de quelles vies parle t-on ?
Rêver de l’espace est-il un luxe ?
° Les Etats-Unis ont acté la légitimité d’une exploitation de la Lune et des corps célestes. Appropriation commerciale et de pouvoir. La notion de « New Space » qui la sous-tend est reprise un peu partout dans le monde. Elle voit le renforcement de la place et du rôle des entreprises privées soutenues par les pouvoirs politiques publics, comme le fut, au 16ème siècle, l’appropriation du « nouveau monde » par les « explorateurs » et les grandes compagnies commerciales au nom des Royaumes et des Princes européens.
L’espace : pour la recherche ou pour ses ressources ?

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Quentin Chevrier
L’imaginaire reste largement dominé et recouvert par celui des américains et de l’industrie culturelle hollywoodienne alors que se déploient et s’expriment de nombreuses autres voies/voix. Qui sont-elles ? Quels chemins tracent-elles et quelles histoires racontent-elles ?
Que pourrait être une culture spatiale ?
Le colloque « Global Periphery » entendait offrir une plateforme pour ces multiples imaginaires contemporains liés à l’espace extra terrestre par le biais d’exemples, d’expériences et d’activités de la part aussi bien d’artistes et d’acteurs culturels que du secteur spatial.
Il s’agissait en outre de reconsidérer les habitudes de ce type d’événements. Ce qui y est présenté est un discours sur les œuvres et non celles-ci. La performance Imaginary Futures proposait simultanément les deux dimensions, création et présentation, comme modalités légitimes d’expression au sein d’un colloque.
Imaginary Futures@Global Periphery : le dispositif
Imaginary Futures est un dispositif de création en ligne sur la plateforme Zoom initié par l’artiste sud-africain Marcus Neustetter. Il inclut un nombre variable de participants-performeurs autour d’un groupe de base.
Pour Imaginary Futures@Global Periphery le groupe était composé de Marcus Neustetter, des artistes sud-africains Thulisile Princess Binda, Xolisile Bongwana, Miné Kleynhans, Aja Marneweck, Sifiso Teddy Mhlambi, Ciara Struwig et de l’artiste sénégalaise Fatou Cissé.

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Quentin Chevrier
Neustetter et Cissé étaient à Paris, présents dans le même espace de l’auditorium de la Cité internationale des arts, les autres dans diverses villes en Afrique du Sud (Johannesburg, Bloemfontein, Cape Town), chacun dans un endroit différent, Miné Kleynhans était dans une voiture dans la région du Limpopo.
Pour la première fois dans la série des performances Imaginary Futures deux des performeurs, Neustetter et Cissé, partageaient le même espace physique de création avec un public.
La performance a été réalisée en deux temps de trente minutes chacun : un à l’ouverture et l’autre à la clôture du colloque, répartis sur deux jours. Pierre Bourdon et Guillemette Legrand, deux étudiants ayant participé au workshop animé par Marcus Neustetter les ont rejoints lors de la première partie.
Les performances Imaginary Futures sont des improvisations à partir de lignes directrices issues de discussions et d’échanges préalables entre les participants. Pour Imaginary Futures@Global Periphery, huit questions d’un jeu de cartes créé pour la conférence ont servies de point de départ : What Attracts you to Space ; Space: Escape or Destination ; Space: Research or Resource ; Is Space a Public Space ; What is a Space Nation ; What could a Space Culture Be ; Is Dreaming of Space a Luxury ; What is Your Most Iconic Image of Space.
[Qu’est-ce qui vous attire vers l’Espace ; L’Espace : fuite ou destination ; L’Espace : pour la recherche ou pour ses ressources ; L’Espace est-il un lieu public ; Qu’est-ce qu’une nation spatiale ; Que pourrait être une culture spatiale ; Rêver de l’Espace est-il un luxe ; Quelle est pour vous l’image iconique de l’Espace].
Les pratiques artistiques des huits participants couvrent le chant, la danse, le théâtre et la marionnettes, le dessin, les arts visuels.
Dans cette publication, les photos de la performance sont autant de traces, comme des pas figés dans la glaise, des indices de ce qui fut. Il y manque le son, le chant, la musique, les bruits, la chaleur des corps.
You are just another window : Fragments d'une expérience
Ariane sur fond de forêt amazonienne à Kourou, rovers sur le sol martien, plantes et pleurodèles dans les incubateurs des Stations Spatiales, la centrifugeuse de la Cité des Etoiles, astronautes attachés par un mousqueton à l’extérieur de l’ISS, apesanteur, satellites, Spoutnik, les œuvres des artistes, et la Lune dans mon ciel nocturne au dessus des toits : mon imaginaire est peuplé d’images vives de l’Espace, d’œuvres et de présences, humaines ou robotiques, scientifiques et techniques, parfois artistiques.
Quelle est pour vous l’image iconique de l’Espace ?

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran
De forme elliptique, l’auditorium de la Cité internationale des arts comporte une faible déclivité, le premier rang de spectateurs y est très proche de la scène, elle-même très peu surélevée, seulement d’environ 50 cm. Scène et salle sont ainsi dans une contiguité intime. Marcus Neustetter est assis à gauche, derrière ses ordinateurs posés sur une petite table, Fatou Cissé est debout à droite et au milieu, sur l’écran, s’affichent les fenêtres de la plateforme Zoom qui vont accueillir les performeurs, des dessins dont on ne saura pas toujours très bien qui en est l’auteur, des corps et des objets en mouvement, des images et des chants. Le nombre de ces fenêtres et ce qu’elles affichent sont déterminés par les choix de mise en scène et d’écriture visuelle dynamiques de Neustetter. Au sol des objets dont se saisira Fatou.

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Quentin Chevrier

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran
L’auditorium, bulle close sur elle-même, devient une sorte de salle de contrôle spatiale d’où nous serions en communication avec les Autres, isolés dans des lieux non identifiés, dans un « ailleurs » indéterminé, à la fois céleste et terrestre. La voiture dans laquelle se trouve Miné Kleynhans, bulle dans la bulle, apparaît comme une sorte de capsule spatiale sur fond de ciel inconnu. À quelle planète appartient le paysage qui soudain défile en arrière plan : Une autre ? La notre ? Peut-être est-ce nous qui sommes « ailleurs » et Eux qui sont « ici ». Renversement de l’espace.

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran
Fatou Cissé est devant nous, présence physique impressionante de puissance, mais voilà qu’elle est aussi dans une de ces fenêtres sur l’écran, ici et là-bas. Les Autres acquièrent alors, eux aussi, une densité physique. Les images qu’ils élaborent, les objets qu’ils manipulent nous deviennent aussi tangibles que les billes de polystyrène jaune que Fatou a répandues sur le sol. Effondrement de l’espace.

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Louis Hemon

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Louis Hemon
Nous sommes à l’autre bout de la Planète les uns des autres, reliés par un système technologique puissant et fragile, qui se déploie sous les mers et dans l’Espace, un lien qui peut s’interrompre à tout moment si, soudain, il n’y a plus d’électricité. Bien plus qu’une variation sur l’espace télécommunicationnel MacLuhanien qu’elle a mis en œuvre, la performance Imaginary Futures@Global Periphery a été à la fois métaphore et réalité expérentielle de ce qu’est « être dans l’espace », ensemble sur la même planète, notre commun.
L’Espace est-il un lieu public ?
Fragments
> adhésif

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Louis Hemon
Le gros ruban adhésif d’emballage marron dans lequel Fatou Cissé s’est enroulée adhère au plancher de la scène. Elle essaie de s’en défaire, ce qui renforce l’attachement. Elle essaie d’avancer, d’aller vers la lumière, vers le ciel qui pointe sur l’écran, comme pour se libérer de l’attraction terrestre ou de toute autre entrave. Mais le ruban marron la retient au sol, irrémédiablement. Le bruit qu’il fait, à chaque pas, à chaque geste, est un déchirement. Gravité.

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Quentin Chevrier
Quand Fatou Cissé s’extraira, se libérera de l’adhésif, une seule grande image apparaîtra sur l’écran, celle d’un corps empli d’un ciel étoilé, évoquant la Voie Lactée ou les « pouponnières d’étoiles » prises par le télescope spatial Hubble. Mais le corps est celui d’un pantin, d’une marionnette, accrochée à ses fils. Si vitesse de libération* il y a, de quoi se libère t-on ?
* la « vitesse de libération » est celle nécessaire pour échapper à l’attraction gravitationnelle d’un corps céleste, comme la Terre par exemple.
L’Espace : fuite ou destination ?
> visages

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Quentin Chevrier

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Louis Hemon
Pendant de très longs moments, à plusieurs reprises, Fatou Cissé portera un sac en plastique rouge sur la tête. Sac qui obscurcit sa vision, qui nous dissimule son visage comme les visières dorées des casques des astronautes. Elles les masquent mais les protègent et réfléchissent l’extérieur. Dans un moment intense, répondant à Fatou Cissé, Thulisile Binda couvrira son visage d’un tissu blanc. Les deux femmes, côte à côte, face à face, se tiendront ainsi, droites mais sans visages et sans matière-miroir pour se refléter l’une l’autre. Le sac en plastique ne protège pas, il étouffe.
> flamme

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Louis Hemon
La flamme arrive par le bas de l’écran, en plan serré. On dirait celle qui s’échappe des tuyères au moment du lancement, mais quand la fusée est déjà haut dans le ciel, petite trace rémanente et silencieuse de la brutalité assourdissante de la mise à feu et du décollage. Cette flamme est celle d’une bougie, une petite bougie blanche, banale, une bougie de rien du tout, celle que l’on allume quand il n’y a plus d’électricité.
> bâton

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, image Louis Hemon

Imaginary Futures@Global Periphery , 2022, capture d'écran
Le petit projecteur posé au sol est recouvert du sac en plastique. Dans cette semi-obscurité rougeoyante, Fatou avance, appuyée sur un morceau de bois. C’est un de ces bouts de bois que l’on trouve par hazard dans la nature et qui peuvent servir de canne, d’appui, sans avoir à les tailler ou les travailler. Sur l’écran, s’affichent des dessins comme d’éphémères cartographies, le visage en gros plan de Xolisile Bongwana chantonne une complainte douce, la bougie devant une fenêtre semble éclairer les gratte ciels de Johannesburg au loin. Humanité.
Tout le monde ne rêve pas d’aller dans l’Espace. Tout le monde ne partage pas le même imaginaire. La performance a montré d’autres manières et d’autres modalités d’évoquer l’Espace qui ne relevaient ni du discours dominant, ni même d’une référence aux programmes spatiaux sud africains, ni des conceptions et croyances anciennes et traditionnelles, pas plus que d’un afro-futurisme ou des théories post-coloniales. Les artistes y ont exprimé quelque chose de différent, une autre perspective qui a donné corps pour moi à ce que j’exprimais confusément derrière ce titre de « Périphérie globale.
De multiples voix sont là, qui doivent pouvoir s’exprimer, être écoutées et entendues. Le discours du secteur spatial escamote la fragilité de notre présence dans l’Espace. Il faut montrer ses muscles, ses certitudes, énoncer comme une force les « contre mesures » qui doivent pallier les dangers. Il est toujours mentionné qu’il peut y avoir des échecs mais aucun doute n’est émis quant au succès final. À l’opposé, la fragilité de la performance disait qu’il existent bien d’autres voies intégrant notre vulnérabilité.
À la fin, lors de la discussion, j’ai demandé aux performeurs en Afrique du Sud si le fait que Marcus Neustetter et Fatou Cissé aient partagé le même espace physique, sur une scène et avec du public avait changé quelque chose pour eux. La réponse fut : We are all in a physical space. You were just another window [Nous sommes tous dans un espace physique. Vous n’étiez qu’une autre fenêtre]. Chacun de nous est le centre de son monde et une fenêtre d’un même habitat, ouverte et offerte aux autres.
Qu’est-ce qui vous attire vers l’Espace ?
Performeurs

Aja Marneweck

Ciara Struwig

Miné Kleynhans

Teddy Mhlambi

Thulisile Binda

Xolisile Bongwana

Fatou Cissé

Marcus Neustetter
Texte : Annick Bureaud, février 2025
Crédits
À la périphérie du monde fait partie de la publication Quelle Planète de Leonardo/Olats dans le cadre du projet Europe Créative « More-than-Planet », collaboration internationale entre Stichting Waag Society (NL), partenaire principal, Zavod Projekt Atol (SI), Ars Electronica (AT), Digital Art International ART2M/Makery (FR), Northern Photographic Centre (FI) et Leonardo/Olats (FR).
https://www.more-than-planet.eu
https://www.olats.org/more-than-planet-2022-2025/
Financé par l’Union européenne. Les points de vue et avis exprimés n’engagent toutefois que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de l’Agence exécutive europé

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